n°4

Description

Date de publication: 1999
Éditorial
Sébastien Marot
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Comme si la métaphore s’imposait d’elle-même, on a souvent utilisé l’image du texte pour expliquer l’architecture, la ville et même le territoire. Ainsi, le visiteur serait une sorte de lecteur, et l’architecte, une espèce de scribe ou d’écrivain. La particularité des textes en question, c’est qu’ils s’inscrivent en volume dans cette page, elle-même en trois dimensions, que sont les territoires habités. Curieuse page, d’ailleurs, que cette mosaïque unique, immense, épaisse, dans laquelle s’affairent depuis des lustres tous les hommes et tous les maîtres d’œuvres du monde, et qui est par conséquent, toujours et partout, déjà écrite. N’a-t-on pas le sentiment très fort, par endroits, qu’elle n’est constituée que de l’enchevêtrement des textes qui s’y sont accumulés ? Le rôle de cette écriture singulière qu’est l’architecture serait alors particulièrement ambivalent : d’un côté inscrire un texte dans la page, et de l’autre inscrire une page dans le texte, une petite page où des hommes puissent à leur tour, avec leurs corps et leurs pensées, écrire un peu du texte de leurs vies.

Dans leur grande variété, tous les essais rassemblés ici proposent des éclairages complémentaires sur cette dialectique de la page et du texte en architecture. Le suburbanisme américain pourrait figurer une conception limite : là-bas, l’architecture de la maison aurait eu pour vocation de rendre habitable, de la façon la plus directe et la plus transparente possible, la page vierge du territoire, la grande syntaxe de la nature. En s’attachant à retracer les implications philosophiques sous-jacentes à cette conception pragmatiste de l’habitat (« la machine dans le jardin »), Luc Baboulet montre bien comment elle distingue assez nettement une bonne partie de l’architecture moderne américaine de ses cousines d’Europe, davantage engagées dans un débat avec l’histoire et la mémoire.

Du reste, les trois monographies qui occupent le centre de ce numéro, et qui situent respectivement trois jalons dans l’histoire de la modernité européenne, posent toutes la question de l’étoffe de l’architecture. Le visiteur de Pierrefonds sait-il qu’au lieu d’évoluer dans le texte restauré d’un château médiéval, il arpente surtout les pages d’un Dictionnaire construit, une extrapolation solide, l’échafaudage d’un grand chantier théorique et technique du XIXe ? À celui qui croyait fréquenter un lieu de mémoire, Béatrice Jullien explique qu’il visite d’abord une entreprise d’oubli actif. Cet oubli, « considéré comme un des beaux-arts », on le retrouve dans l’analyse subtile que Robin Evans a consacrée aux « symétries paradoxales » du Pavillon de Barcelone. Mies aurait produit là une machine à tenir le monde à distance et à nous distraire de sa violence. Tous les aspects du Pavillon, sa structure, ses reflets, ses apparences travailleraient à offrir un moment de lévitation, un micro paysage où l’on puisse écrire autre chose que la chronique obsédante d’une barbarie en marche. Quant à Jorn Utzon enfin, Françoise Fromonot nous invite à lire son architecture comme l’élaboration d’idéogrammes transculturels engendrés à partir d’un petit viatique de références où se rencontrent plates-formes Maya, monastères chinois et souvenirs de nuages.

C’est cette permanence du thème de la mémoire — fut-ce sous la forme paradoxale de l’oubli volontaire — que nous avons souhaité interroger à notre tour. L’efficacité troublante de la métaphore de l’écriture pour parler des édifices ne vient-elle pas de ce que ces derniers, mentaux ou construits, furent effectivement des ancêtres du livre ou des tablettes ? Et si l’on concevait à nouveau l’architecture comme une espèce d’ars memoriae, appliquée à rendre habitable non seulement la surface mais aussi l’épaisseur du palimpseste… La condition suburbaine des territoires nous paraît appeler partout cette mutation, que mettent également en œuvre les deux visites qui ouvrent ce numéro.

Tandis que Daniel Tajan a choisi d’entrer dans la carte chahutée de la banlieue parisienne pour y repérer les fragments épars d’une grammaire particulière, les membres de l’Atelier Excelsior sont allés éprouver le grain de la page dans ces déserts suburbains que sont les réserves foncières. Leur visite de la vallée du Petit-Rosne, au pied du grand ensemble de Sarcelles, propose un déplacement du regard qui nous paraît fertile et nécessaire. Elle nous montre en effet qu’on peut lire « dans le blanc des cartes », et y déchiffrer les éléments d’une syntaxe paysagère capable de rendre un contexte à des entités urbaines aujourd’hui très étrangères les unes aux autres. Aussi remuées qu’elles aient été, on comprend que les « grandes vacances » du territoire suburbain, frappées d’expectative, sont sans doute devenues trop précieuses pour que l’on se contente d’y satisfaire, sans autre forme de débat, les besoins qui les ont fait mettre en réserve de la ville.


Les grandes vacances
Adrien Hénocq et l’Atelier Excelsior
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Depuis la nationale, la voiture domine la ville avant de s’engouffrer à vive allure dans le passage sous-niveau. De Sarcelles-Lochères, elle n’emportera qu’une vision confuse, une forte impression de densité scandée par des panneaux publicitaires. Le grand ensemble, aperçu derrière l’écran d’un bouquet d’arbres, lui laissera un goût amer de cité-dortoir.

Un front bâti populaire
Daniel-H. Tajan
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Notre univers est la carte IGN 2314 OT « Paris » au 1/25000 (qui, assemblée avec les 2214, 2313, 2414, 2415 et 2315, forme un superbe papier peint). À cette échelle, autour du noyau central, les premières figures distinctes sont les HBM de la ceinture. Au-delà des quelques excroissances de tissu chic parisien, Vincennes, Boulogne, Neuilly, Levallois, à travers une codification graphique inépuisable, commence l’immense bricolage où se lisent d’abord réseaux, activités, centralités, types parcellaires, formes urbaines, végétation, espaces résiduels puis, presque à la loupe, quelques figures « cachées » où l’on parvient à distinguer le logement de l’équipement, le municipal du régional, et même l’avant de l’après-guerre.

Jørn Utzon, portrait chinois
Françoise Fromonot
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Curieux destin que celui de Jørn Utzon. L’architecte danois reste assez obscur alors qu’il est l’auteur d’une véritable icône : l’opéra de Sydney, le seul monument moderne qui ait changé une ville en capitale.

Les symétries paradoxales de Mies van der Rohe
Robin Evans
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Architecte, historien et enseignant, Robin Evans (1944-1993), explorait dans son premier livre, The Fabrication of Virtue — English Prison Architecture 1750-1840 (Cambridge, 1982), les dispositifs de contrôle et d’exclusion de l’architecture carcérale. Ses nombreux articles interrogent les sujets les plus variés : la nature de la discipline architecturale, l’espace domestique et le rôle de la représentation. Il est l’auteur du fameux « Figures, portes, passages », son seul texte traduit en français a ce jour (Urbi n° 5, 1982). Après avoir enseigné dans de nombreuses écoles (l’AA School, où il avait étudié, Cornell, Harvard, Westminster University…), « Bob » Evans est mort brusquement à 48 ans alors qu’il mettait la dernière main à l’œuvre qui l’occupait depuis dix ans, une nouvelle théorie de l’architecture fondée sur l’étude de la géométrie des bâtiments. Le livre a été publié à titre posthume : The Projective Cast, Architecture and its Three Geometries (Cambridge, 1995). 

L’invention de Pierrefonds

La restauration du château de Pierrefonds par Viollet-le-Duc, 1857-1870

Béatrice Jullien
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Les ruines de Pierrefonds avaient hanté l’imagination des romantiques pendant de longues années avant que Napoléon III n’en décide la restauration. Les tours éventrées par les brèches, les imposantes courtines par endroits écroulées et le donjon encore massif avaient été maintes fois dessinés et gravés; les caves voûtées logées dans l’assise du château, maintes fois visitées.

Thoreau, architecte américain
Luc Baboulet
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L’Amérique du mythe est comme une scène originelle que chaque Américain rejoue pour son propre compte : elle consiste pour lui à quitter le passé, devenu trop contraignant, pour affronter un nouvel univers. Le passé qu’il rejette est un système de coutumes, de traditions, d’expériences; le Nouveau Monde, en revanche, n’est encore pour lui qu’un paysage : l’Américain, dans son exil, incarne un rapport de l’histoire à la géographie.

L’art de la mémoire, le territoire et l’architecture
Sébastien Marot
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La grande question de l’urbanisme n’est plus tant celle qui occupait Alberti, de savoir comment choisir le site où la ville sera construite, que celle de savoir comment nous parviendrons à hériter, et à travers quels projets, de sites qui sont désormais tous concernés par la mutation suburbaine des territoires. Cette situation implique, entre les deux grands régimes de raisons qui déterminent tout projet, à savoir le programme et le site, un renversement de perspective.

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