n°26 Le savoir, état critique

Description

Date de publication: 2021
Éditorial : Le savoir, état critique
Karim Basbous
Fermer X

Faisons le pari, avec Foucault, que le savoir est lié au plaisir. Le projet architectural conforte cette hypothèse : dessiner des bâtiments est une activité qui nous fait oublier le poids des heures, alors même que nous produisons un savoir. Ce savoir qui porte sur des lignes, des mesures et des matières n’a pas toujours été institué, son étendue reste difficile à cerner et sa transmission a connu plusieurs formes. Universel tout en étant attaché à des cultures locales, spécifique mais sans être réductible à un métier, ce savoir qui se situe entre la théorie et la pratique est de l’ordre du mystère. Toutefois, le grand écart qu’il revendique entre la science et l’art ne suffit pas à expliquer son prestige. Interrogeons-nous sur la provenance de ce savoir que jadis les traités tentaient de rassembler, et sur son destin, depuis que l’intelligence artificielle défie la pensée humaine. Son évolution au cours des dernières décennies témoigne-t-elle d’une lente érosion, ou d’une transformation ? L’école y joue-t-elle encore un rôle ? La recherche, qui affirme prendre ce savoir pour objet, livre-t-elle des résultats à la hauteur de ses ambitions ? Le principe d’un développement durable, si souvent invoqué, a-t-il transformé le savoir autant que le marché de la construction ? Telles sont les questions qui inspirent ce numéro du Visiteur, sans oublier la plus importante de toutes : l’invention d’un plan ou d’une coupe est la première manifestation de ce savoir. En la matière, les projets de maisons ont toujours servi de laboratoire à idées. Ceux de Mies van der Rohe ont établi un minimalisme qui ferait école aux dépens de la commodité, comme si un nouvel académisme moderne avait remplacé celui des Beaux-Arts. En retraçant les difficultés que pose le plan fluide miesien lorsqu’il s’agit de loger une famille, Olivier Gahinet amorce un travail critique qui reste à poursuivre, notamment sur les « illusions » du plan, qui rappellent étrangement celles que dénonçait Le Corbusier il y a un siècle, dans Vers une architecture. Jean-Pierre Chupin revient sur Colin Rowe, l’un des grands penseurs du siècle dernier, avant le tournant des années 1970 qui allait faire de la théorie architecturale le terrain d’application de concepts importés de la philosophie. Tout savoir implique des méthodes, et en architecture, le comparatisme en est une, par laquelle l’auteur de Mathématiques de la villa idéale mêlait étroitement la connaissance historique et la théorie de la forme architecturale.
Si le comparatisme est un exercice savant, l’analogie comporte quelques risques. Pascal Engel se penche sur ce thème, en explorant les multiples aspects de la connaissance architecturale, opposant notamment celle de l’architecte à celle de l’habitant. Ces questions occupent également Alessandro Armando et Giovanni Durbiano, pour qui le travail de la critique ne saurait être uniquement postérieur au projet architectural : c’est au sein même de la conception que l’architecte se doit d’être critique de sa propre production, conduisant le savoir à se protéger de ses propres errances. La question d’une « négativité » en architecture est périlleuse, mais elle promet une clé de lecture profitable : y a-t-il un envers du savoir, une sorte de pensée en creux, mais qui ne sombrerait ni dans le cynisme ni dans l’ignorance ? Si une telle pensée existe, quels en sont les enjeux et les personnalités ? Ce travail spéculatif mené par Can Onaner éclaire d’une lumière noire l’oeuvre de Loos et de Rossi, tandis que celui de Philippe Potié se tourne vers Mies, Wright ou Eames, pour y déceler la présence des mythes.
Le savoir de l’architecte ne peut, au nom de la technique, s’affranchir de la nature, bien que celle-ci puisse être manifeste ou dissimulée. De l’ornement inspiré du règne végétal à la baie moderne qui fait de la forêt un spectacle, l’architecture a toujours eu rendez-vous avec cette réalité du vivant, avec laquelle composent aussi bien le langage classique que les figures radicalement modernes. Dans l’édifice du savoir architectural, les anciennes fondations sont invisibles, mais elles sont encore là et reviennent à Vitruve. Le savoir du premier théoricien dont l’histoire a gardé le nom n’est pas tant dans les canons et les règles, mais dans la posture et la méthode. Pierre Caye fait de l’architecte d’Auguste un penseur indispensable à la critique du système constructif actuel ; aussi étrange que cela puisse paraître, c’est à partir du De architectura que l’on peut faire le diagnostic d’une crise de la profession d’architecte. Laurent Salomon se penche sur cette même crise, en s’appuyant sur l’oeuvre de l’un des derniers grands bâtisseurs, mort récemment, pour qui l’architecture – ce qui en fait un descendant de Vitruve – est une science à l’échelle du territoire : Vittorio Gregotti. L’auteur décrypte les discours, les injonctions et les codes auxquels la pratique architecturale est désormais confrontée, par lesquels le savoir se transforme en valeur marchande en même temps qu’il perd de sa hauteur.
Peter Sloterdijk, à qui l’on doit la trilogie des Sphères, où l’architecture apparaît comme l’une des enveloppes dont l’homme s’entoure pour faciliter son existence, revient ici sur le rapport de l’individu à ces « milieux » dans lesquels il s’immerge, tant matériels (comme l’intérieur d’un bâtiment), qu’immatériels (par exemple un régime politique), mais aussi psychologiques et technologiques. L’état critique des savoirs suscite de nombreuses questions, en ayant l’architecture pour objet ou en prenant appui sur elle pour observer le monde. Du statut du savoir dans nos sociétés et de l’influence qu’il exerce sur le cours des choses, dépendent nos institutions et, in fine, notre savoir-vivre.

 


Chronique d’un dépeçage
Laurent Salomon
En savoir +
« Architectura est scientia… » 
Pierre Caye
En savoir +
L’architecture, l’esprit du temps
Philippe Potié
En savoir +
Le mystère de la chambre en plus
Olivier Gahinet
En savoir +
De la négativité en Architecture
Can Onaner
En savoir +
Ce que sait l’architecture (Colin Rowe pionnier du comparatisme)
Jean-pierre Chupin
En savoir +
L’architecture comme plan de connaissance
Pascal Engel
En savoir +
Performativité de la critique
Alessandro Armando et Giovanni Durbiano
En savoir +
L’architecture comme art de l’immersion
Peter Sloterdijk
En savoir +