n°24 L’espace public

Description

Date de publication: 2019
Éditorial : L’espace public
Karim Basbous
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Qu’est-ce que l’espace public ? Est-il encore un projet, ou a-t-il été affaibli dans les nouveaux quartiers par l’individualisme des bâtiments ? Que devient-il à l’heure des échanges virtuels, face à la privatisation progressive des lieux et au recul de l’État ? Telles sont, parmi d’autres, les questions auxquelles ce numéro du Visiteur est consacré.

L’espace public est un héritage politique et architectural que chaque époque modèle à son image. La forme d’une ville raconte ainsi l’idée que la société se fait d’elle-même, de ses valeurs et de ses modes de vie. Les seuls critères juridiques sont donc loin d’être suffisants pour définir l’espace public. Mais alors, mis à part ses fonctions pratiques, que représente-t-il et que porte-t-il ? D’où vient-il et comment s’est-il réinventé au fil des siècles ? S’il a pris le visage marquant d’une place centrale dès l’Antiquité, l’espace public se manifeste également en puissance, à travers ce qui nous égare et nous désassemble pour mieux nous accueillir. Patrick Boucheron montre la force cachée de cet espace public-là, inachevé, multiple et inattendu, échappant aux grands gestes architecturaux au moment même où ils s’efforcent de le rendre visible. Pour ma part, c’est à partir d’une généalogie du monument que j’ai tenté de comprendre ce qui est en jeu dans les grandes formes urbaines qui jalonnent l’histoire des villes, des pouvoirs et des usages : leur efficacité politique, les intérêts qu’elles servent, l’influence qu’elles exercent sur le corps social et le destin que leur a réservé l’histoire. L’architecture et l’espace public construisent les institutions de la société en se renforçant mutuellement ; ce qui s’est noué peut aussi se dénouer et s’affaiblir, comme en témoigne la perte de pouvoir symbolique de l’architecture : Pierre Caye en relève les causes dans un texte d’une grande actualité. Olivier Gahinet, lui, s’intéresse à la manière dont l’espace public s’est transformé avec la croissance des villes européennes, à la fin du xviie siècle : en témoignent aussi bien les intérieurs d’église vus par les peintres hollandais que les grands espaces des places royales françaises au siècle suivant.

Loin de cette ville européenne et de ses modèles exportés, Augustin Berque nous fait découvrir comment les notions de public, de privé et de commun cohabitent tout autrement qu’ici dans le Japon de l’ère Hiroito.

Que faire de tout le vide que les doctrines modernes ont libéré et qui a relâché et disloqué le tissu urbain ? Virginie Picon-Lefebvre étudie cet héritage encombrant de l’urbanisme des dalles, en s’appuyant sur le cas emblématique de la Défense qui occupe encore les aménageurs.

Le Visiteur s’attache à réunir des recherches savantes et la critique : critique de la production architecturale, mais aussi des politiques publiques. Yann Legouis, dans un article vigoureux et lucide, lève le voile des slogans insignifiants qui occupent la scène médiatique et des réalités d’un système productif qui laisse peu de place au projet architectural, et encore moins au projet entendu comme une critique.

La transformation des villes peut aussi s’observer à travers la littérature. Paris a encore une fois inspiré Éric Hazan, qui en dit long en trois pages sur la dégradation du paysage urbain. Jacques Réda prend appui sur l’espace public pour faire, au fil de ses cheminements, un de ces tours d’horizon dont l’écrivain a le secret.

Ce numéro se termine sur une note optimiste : une visite des projets de l’agence Topos, fondée par Jean-Pierre Porcher et Margarida Oliveira. L’architecture, le paysage et l’espace public y font corps : l’hommage que leur rend Laurent Salomon est important, à l’heure où, en France, les moyens dont dispose l’architecte pour prendre en charge la transformation du monde lui sont petit à petit confisqués.


Corps cinglants et langages assemblés. L’espace public en puissance 
Patrick Boucheron
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Lorsqu’un architecte, un historien et un philosophe parlent d’espace public, disent-ils la même chose ? Non sans doute, et la beauté des lieux n’est pas propre à apaiser leur dispute. La calme assurance des places civiques des communes italiennes vient troubler cette évidence : l’histoire urbaine dénie aux espaces publics toute qualité architecturale autre que celle d’accueillir et d’ordonner des corps cinglants et des langages assemblés.

Voici pourquoi l’on ne s’y attarde pas trop, préférant mesurer l’intensité de leur mise en puissance historique. Car le recours au passé sert, là encore, à jeter des lueurs d’intelligibilité sur un présent incertain. Ce qui le rend incertain ?

Quelques confusions qu’il s’agit ici de dissiper, par exemple le fait que les lieux publics ne garantissent pas plus qu’ils ne promettent le déploiement d’un espace public. Cette histoire n’est pas seulement faite de formes mais de luttes, pas seulement de rassemblements mais de dispersion – car le moment éminemment politique est toujours celui où l’on se désassemble. On ne se désolera donc pas trop de ne pas partager les mêmes mots pour dire le lieu commun : c’est dans leur espacement que se situe la puissance proprement historique de l’espace public.

Les ordres de la ville 
Karim Basbous
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Deux situations ont « fait lieu » dans l’Antiquité grecque : le temple et l’agora. L’une repose sur la puissance d’un bâtiment souverain, se tenant à l’écart, l’autre sur l’affirmation d’un espace encadré. Le pari de la ville occidentale depuis l’époque classique a été d’entremêler ces deux situations diamétralement opposées. L’espace urbain est ainsi devenu le théâtre de cette tension entre la raison architecturale et la raison de l’urbanisme. Ce rapport de force, qui varie en fonction des civilisations, laisse invariablement son empreinte dans la forme urbaine, laquelle façonne nos manières de penser et d’agir. Car les lieux de la ville, ceux dont on a hérité tout comme ceux que l’on conçoit aujourd’hui, représentent une certaine idée de l’ordre. Ils disent ce qui compte, qui commande et comment nous vivons.

Architecture et république 
Pierre Caye
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On ne cesse de discuter de la république, mais on est en droit d’être surpris de ces débats actuels où de l’idée de république a disparu de toute notion de service public, lequel est pourtant la clef de la construction républicaine française, jusqu’à la Ve République comprise.

Se sont substituées à la notion juridique de la république de nouvelles constructions intellectuelles qui se sont efforcées de refonder la notion de public sans passer par les constructions juridiques qui, à travers l’histoire, ont élaboré la république elle-même. C’est ainsi qu’a commencé à émerger, dans les années 1960, la notion d’espace public sous la plume du philosophe allemand Jürgen Habermas, fondée sur l’intersubjectivité et l’agir communicationnel. Il est clair que cette nouvelle définition du public a fortement contribué aux transformations politiques que nous connaissons depuis une génération sous le nom de gouvernance. Pourtant, la notion d’espace public est aussi vieille que la notion de politique, dans la Grèce ou dans la Rome antiques. Mieux encore, l’architecture et l’urbanisme ont alors joué le plus grand rôle dans cette définition originaire de l’espace public, rôle que les nouvelles théories ont tendance à minimiser. Nous verrons combien l’architecture contribue à définir l’espace public et, ce faisant, joue un rôle fondamental dans la construction républicaine, que les nouvelles théories, faute de bien comprendre l’opérativité institutionnelle de l’architecture, ne font en réalité rien d’autre que de déconstruire.

L’espace du dehors 
Olivier Gahinet
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« Certains se font une idée si vague de la poésie qu’ils prennent ce vague pour la poésie elle-même. » Ce mot de Valéry s’applique aussi bien à la ville qu’à la poésie, et le vocabulaire de l’architecture et de l’urbanisme est riche de mots d’autant plus utilisés que leur sens est plus vague, comme « paysage » ou « métropole » ; il en va de même pour l’espace public. On sait ce qu’il n’est pas : il ne s’identifie ni avec le « domaine public » du cadastre, ni avec la « voie publique » des policiers, des prostituées et des ivrognes. Quant à dire ce qu’il est, c’est plus délicat. Il paraît attaché à l’idée qu’on se fait de la ville européenne dont il serait une composante positive, fragile et menacée. On l’associe, me semble-t-il, à un espace urbain particulier : celui de la « ville de pierre », ce qui pourrait laisser croire que les autres villes en sont dépourvues.

En s’intéressant aussi bien au siècle d’or hollandais qu’à Paris, on verra que cet espace public « européen » est la déclinaison singulière d’un espace public entendu dans un sens plus vaste, un « espace impalpable » qui permet de rendre compte de la qualité urbaine de villes aussi différentes que Tokyo, Los Angeles ou São Paulo.

Public, commun et privé dans la spatialité japonaise vus de l’ère Shôwa (1926-1989)
Augustin Berque
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Le sinogramme 公, qui aujourd’hui signifie « public » en Chine comme au Japon, se compose de deux éléments : ム et 八. Le premier élément est la forme initiale du sinogramme signifiant « privé » : 私. Il signifiait à l’origine : cacher en entourant de trois côtés. Le second élément signifiait au contraire : ouvrir à droite et à gauche. Dans la prononciation dérivée du chinois gong, 公 se prononce , mais ooyake dans sa prononciation proprement japonaise, ce qui étymologiquement signifiait « lieu (ke) de la grande (oo) maison (ya) », c’est-à-dire celle du souverain. Ce terme a donc une origine inverse de celle de notre « public », mot qui vient du latin populus, peuple. Dans la tradition japonaise, le peuple relève au contraire du watakushi私, le privé ; et dans le régime féodal, qui a régné sur l’archipel de la fin de l’État antique (xiie siècle) jusqu’à la restauration meijienne (1868), ooyake désignait la chose du suzerain, watakushi celle du vassal. Rien à voir avec l’idée de res publica. C’est dire qu’introduire la notion occidentale de « public » n’a pas été une mince affaire.

À la recherche du « sol naturel » de la ville 
Virginie Picon-Lefebvre
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Entre 1992 et 1995, un programme de recherche intitulé « Architecture des espaces publics modernes » voulait inciter les architectes à engager des recherches sur les espaces publics des grands ensembles pour comprendre si ces derniers étaient susceptibles d’évoluer en vue d’améliorer leurs qualités d’usage. Un grand nombre de projets ont été alors réalisés, entraînant d’importantes destructions et consistant le plus souvent à fermer les espaces par des grilles pour limiter les nuisances et contrôler les déplacements. Pendant les dernières décennies, un investissement important a été consenti par des villes dont Paris, Toulouse et Bordeaux pour transformer les espaces publics existants. Ces projets ont consacré l’intervention des paysagistes, notamment Michel Corajoud, Alexandre Chemetov et plus récemment l’agence TER. On observe un aller-retour entre, d’une part, les tenants de la ville moderne incarnée par la charte d’Athènes et le rapport Buchanan qui promeut la création d’un sol artificiel et de vastes esplanades piétonnes, de l’autre, les défenseurs de la ville traditionnelle qui prônent le retour au « sol naturel ». Je m’appuierai sur des projets représentatifs pour montrer les ambiguïtés et les limites théoriques de la volonté de naturaliser le sol de la ville.

Les nouveaux partages de l’espace public 
Isabelle Baraud-Serfaty
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Ici, une « reconquête » des espaces publics au profit des piétons et des mobilités douces, avec la santé publique pour finalité. Là, des permis de végétaliser qui permettent à des habitants de cultiver des tomates sur un trottoir. Partout, une multiplication des usages sportifs et ludiques de la rue, avec des manifestations éphémères subventionnées par des marques de sport. Également, un major du BTP qui propose un marquage dynamique de la voirie, en temps réel. Ou encore, un contrat global confiant à consortium privé la réalisation et la gestion pendant douze ans d’un poste de pilotage connecté des équipements de l’espace public comme les candélabres ou les feux de signalisation… Sans oublier, l’été dernier, des squares qui ont dû être interdits aux chasseurs de Pokémons. Et si ces évolutions, a priori très disparates, témoignaient d’un changement de la nature des espaces publics ? Avec une tarification invisible des espaces publics ? Et, demain, l’apparition d’opérateurs « clés en main » de l’espace public comme on a des opérateurs du stationnement ou du traitement des déchets ?

Vert, une architecture ? Les appels à projets urbains innovants de type « Réinventer » en question 
Yann Legouis
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On est venu, on a verdi… on a Vinci ! En 2015 de nombreux concepteurs ont répondu avec enthousiasme à l’appel à projet innovant Réinventer Paris, mais très peu imaginaient alors que cette première mouture s’imposerait comme un modèle du genre. Aujourd’hui ces procédures Réinventer fleurissent dans des territoires variés (Réinventer Châlons), à des échelles toujours plus vastes (Réinventer la Seine ; Inventer la métropole) et c’est en creux une véritable « France en mâche » qui se dessine sous nos yeux. Ce paysage idyllique, avec service après-vente et promotion à l’international (Réinventer le monde), se constitue sur la surexploitation du champ lexical de la bienveillance, de la convivialité et du loisir, et les valeurs libérales de flexibilité, d’impermanence et de réversibilité. Mais derrière le moiré de ces artifices de communication, se profile une forêt de questions, comme l’évolution du rapport de force entre sphère publique et privée, la place prédominante du concept d’innovation dans les critères de jugement ou encore la gadgétisation latente du développement durable. Alors que ces procédures tendent aujourd’hui à investir l’espace public même (Réinventer les places ; Faire), il semble urgent d’imposer un débat critique entre le grand public, les professionnels et les décideurs.

Verdure
Éric Hazan
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Le square Bolivar est un triangle en forte pente tendu entre l’avenue Simon-Bolivar et la rue Clavel, dans le XIXe arrondissement de Paris. La pointe aiguë du triangle est en bas, du côté de l’avenue, entre un café et une boulangerie. Sur les bords latéraux, les immeubles, tous identiques, forment un cadre modeste mais digne. En haut, le triangle s’ouvre largement sur la rue Clavel, dont le nom est celui d’un officier qui défendit les Buttes-Chaumont contre les Russes et les Prussiens le 20 mars 1814.

La ligne médiane du square Bolivar est marquée par le magnifique alignement de cinq antiques marronniers. Ils émergeaient naguère directement au milieu des gros pavés qui tapissaient la pente. Le lieu était parfait et ne demandait qu’à être laissé en paix.

Mais voici cinq ou six ans il a subi une terrible agression : il a été végétalisé

Du terrier aux Champs-Élysées
Jacques Réda
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Parmi d’autres autorités, Albert Einstein a évoqué l’importance considérable que revêt pour chacun de nous l’influence de sa ville natale. Je constate en effet que dans tous les domaines, la mienne a représenté pour moi, sinon un modèle, un point de référence auquel je recourais d’instinct. À plus forte raison s’il s’agissait d’architecture ou d’urbanisme. Diverses autres notions, acquises dans l’intervalle et apparemment beaucoup plus éloignées de ces questions, sont venues (en musique, en physique) s’y ajouter. Autre autorité magistrale, Henri Poincaré a jugé l’ordre de la pensée et celui de la nature absolument distincts. Il me semble pourtant que tout se tient au contraire, et qu’un des efforts de la science consiste à abattre progressivement les cloisons qui paraissent séparer la matière et l’esprit, solidaires l’un de l’autre dans le processus général de l’évolution. Tels sont les éléments qui ne pouvaient que sous-tendre ma réflexion et la guider.

De virtute radicali consilii
Laurent Salomon
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Deux caractéristiques se dégagent des projets de Topos, la mise en œuvre quasi systématique d’une enceinte autonome et, à l’intérieur de celle-ci, d’un « dedans » matérialisé par un meuble qui se déploie pour assurer la division de l’espace. Cette conception de la relation entre architecture (faite par l’enceinte) et vie quotidienne (organisée par le meuble) est une clé de lecture de l’œuvre de Topos. Cette réduction des questions fonctionnelles à la coexistence d’un métameuble avec une structure architecturale aux finalités indépendantes est une invention que le Mouvement moderne n’a jamais vraiment explorée. Elle procède d’une forme singulière de radicalité projectuelle qui génère un rapport dialectique entre ce que le projet est architecturalement et ce à quoi il sert. Elle vient à l’appui de l’intention initiale de chaque projet dont l’exploration éclaire sur une vision originale du rôle de l’architecture dans le développement d’une culture du lieu.

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