n°8

Description

Date de publication: 2003
Éditorial
Sébastien Marot
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Après sept numéros parus, on peut bien le dire : le visiteur réel ne ressemble jamais tout à fait à l’autre, au visiteur songé, même si chaque livraison l’éclaire à sa façon. Dans ce visiteur idéal, chaque article serait le guide attentif d’une situation construite: une rampe tracée dans la complexité d’un moment du monde, une petite table d’orientation, une carte, un sextant jeté dans « l’Egypte des objets ». Aussi les guides touristiques et les récits de voyage nous intéressent-ils beaucoup, à la fois comme modèles, comme instruments pour s’instruire et s’orienter, et comme genre littéraire; a fortiori lorsqu’ils se proposent de sortir des sentiers battus pour aller passionner d’autres régions : villes nouvelles, banlieues, marges, confins, etc. Il est vrai que la littérature, la peinture, la photographie, le cinéma – et même la télévision – sont la plupart du temps déjà passés par là. Le risque est donc que nos guides se contentent d’aller engranger les bénéfices de représentations qu’ils n’ont pas construites, et qu’ils se fassent ainsi les voitures-balais de tous les lieux communs qui empêchent de voir. Soline Nivet le montre bien à propos du Guide du routard des banlieues de Paris, devenu l’indispensable vade mecum de tous ceux qui souhaiteront passer quelques jours tranquilles à Cliché.

Par contraste, de nouveaux explorateurs naissent un peu partout, qui vont sonder les trous, les vacances et toutes les jachères de la condition suburbaine comme s’il s’agissait de véritables terræ incognitæ où méditer le sens et le futur des sociétés post-industrielles. Les travaux photographiques de Marc Pataut sur le terrain vague du Cornillon, habité quelque temps par une poignée de marginaux et de laissés pour compte bientôt chassés par le chantier du Grand Stade, sont à cet égard exemplaires. Tout comme l’entreprise poétique de Boris Sieverts qui, en vrai sherpa des territoires suburbains, compose de savants voyages organisés dans les marges des métropoles européennes. En somme, face aux bouleversements considérables qui affectent les villes et les territoires de nos sociétés, des artistes, des paysagistes et des architectes dévoyés se sont mis à gamberger. Les premières rencontres du mouvement des chemineurs, organisées en novembre dernier à Versailles, témoignent bien de l’existence tacite d’un réseau d’inquiets où, comme le montre la chronique qu’en donne ici Marc Armengaud, le potache voisine avec l’inspiré. Le visiteur se considère comme le fellow traveller de tous ceux qui envisagent le monde « des pieds à la tête ». Il voudrait donc apporter au mouvement un soutien critique qui l’aide à se garder tant du scoutisme que de l’exil intérieur. Les remarques de Luc Baboulet, en rappelant aux pèlerins que tout est potentiellement « entre chien et loup », sont ainsi comme un tonique contre les sirènes littérales des friches, marges, délaissés et autres « entre-deux ». C’est que pour le visiteur, comme pour le poète de Baudelaire, « tout est vacant ».

Les deux entretiens que l’on trouvera ensuite peuvent justement être lus comme des invitations à une exploration plus instruite des sites et des situations. Nicolas Frize, tout d’abord, en développant le concept de paysage ou d’environnement sonore, nous fait sentir à partir d’exemples concrets combien les villes et les territoires sont codés et informés par leurs qualités acoustiques. En parlant de « profondeur de champ » auditive, ou encore d’« écoute verticale », il suggère l’idée qu’une véritable géométrie descriptive, mais également une archéologie ou une stratigraphie, permettraient peut-être de mieux écouter et composer nos milieux construits. Quant à Jean-Baptiste Marot, qui évoque les tableaux de Paris réalisés pour le dernier film d’Éric Rohmer, c’est à une réflexion sur les rapports entre peinture et cinéma, anamnèse et anamorphose, que nous convie son témoignage. En le publiant, nous sommes heureux de rendre une forme d’hommage à un cinéaste que nous admirons comme l’un des grands poètes de la condition suburbaine.

Deux essais à dimension historiographique, enfin, complètent ce huitième numéro. Tandis que Jean-Philippe Antoine relit Le Culte moderne des monuments pour interroger les valeurs au nom desquelles nos sociétés patrimoniales instituent et aménagent les artefacts ou les cadres de leur propre passé, Pierre Caye, lui, déterre dans la tradition classique les prémices d’un dilemme qui n’a sans doute pas fini d’inquiéter les maîtres d’œuvre. Que faire en effet dans ces champs de forces et de réseaux que sont devenus les territoires contemporains : capter l’énergie de ces derniers pour engendrer des dispositifs qui les traduisent localement ? Ou au contraire désarmer ces forces et suspendre dans ces réseaux des espaces qui nous affranchiront de leur puissance ?


L’insolite banlieue du Guide du Routard
Soline Nivet
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Le principe du Guide du routard consiste à emmener ses lecteurs dans des endroits considérés comme peu touristiques et à leur donner les clés d’un voyage « hors sentiers battus ». Chaque guide signale ainsi des adresses, des anecdotes et des particularités garantes d’un mode de visite « authentique », censées permettre de se frotter à la réalité du lieu. En 1999 paraissait aux éditions Hachette un volume consacré aux Banlieues de Paris 2000-2001. La périphérie parisienne était présentée comme une destination exotique et méconnue, propre à l’exercice de cet esprit de découverte qui distingue le routard du vulgaire touriste. Soline Nivet explore ici les attendus de cette entreprise, en révèle les paradoxes et montre que ce regard décalé revient en fait à reconduire d’autres clichés.

Des pieds à la tête
Marc B. Armengaud
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Versailles, novembre 2001 : un atelier itinérant, qui se propose d’explorer Saint-Quentin-en-Yvelines, est organisé par un collectif d’étudiants de l’École d’architecture de Versailles (EAV), de l’École nationale supérieure du paysage, et des Beaux-Arts de Paris. À ce Mouvement des chemineurs participent des artistes, des architectes et des paysagistes venus pour l’occasion de plusieurs régions de la France et de l’Europe. Marc Armengaud, qui était de l’aventure, nous en livre ici une chronique.

Cologne, notes sur la rive aveugle
Boris Sieverts
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Le Schäl Sick (littéralement « la rive aveugle ») est une région de la périphérie de Cologne située sur la rive droite du Rhin. Boris Sieverts l’a souvent parcourue – seul, mais surtout comme guide des randonnées pédestres qu’organise dans les marges des villes son agence de voyages urbains. Le récit qu’il livre de cette épreuve de la périphérie consigne avec minutie les situations et les rencontres, analyse les sensations qu’elles font naître et tente de formuler le projet qui sous-tend ses excursions dans ce type de territoire, celui d’une « densification poétique » du monde. Ce texte a été publié en allemand dans le numéro 1 de la revue Site. Il est illustré par l’auteur.

L’intimité territoriale
Jean-François Chevrier et Marc Pataut
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En 1997, l’association NE PAS PLIER faisait paraître une élégante brochure présentant des photographies prises par Marc Pataut du terrain vague du Cornillon et de ses habitants, avant que ces derniers n’en soient chassés par le chantier du Grand Stade de Saint-Denis. Dans un texte qui les accompagnait, et que nous redonnons ici, Jean-François Chevrier montre que ce que Marc Pataut parvient à imprimer sur sa pellicule, c’est le fragile oxymore qui caractérise ce genre de territoires vacants lorsque s’y accrochent ou s’y fabriquent, pour un temps, quelques habitudes.

Entre chien et loup
Luc Baboulet
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« L’expression « entre chien et loup » montrait l’heure et bien autre chose. La couleur grise, comme il y eut la chanson grise, l’heure que la nuit s’approche aussi inexorable que le sommeil, le périodique et l’éternel, en ville l’heure qui allume les lampadaires, que les enfants veulent faire durer ou seulement traîner pour jouer alors que leurs yeux, brusquement actifs, se ferment, l’heure où – j’emploie ici l’adverbe de lieu parce que cette heure désigne plus un espace qu’un temps –, où n’importe quel être devient sa propre ombre donc autre chose que lui-même, l’heure qui ne permet guère de distinguer le chien du loup, l’heure des métamorphoses quand le chien sera loup, craint-on en l’espérant, l’heure qui, pour ainsi dire, revient de loin, au moins du haut Moyen Âge, que les loups dans les campagnes étaient sur le point de remplacer les chiens […] Contrairement a l’heure crépusculaire, l’expression « entre chien et loup » signifiait ici et pour moi – n’importe quel moment. Tout était constamment dans cette heure nommée, au moins dans les campagnes françaises, « entre chien et loup ». »
Jean Genêt, Un captif amoureux

Les friches, les marges et tous les endroits qui témoignent d’une forme de désoccupation des sols, aussi provisoire soit-elle, sont à la mode. La quête utopique paraît même avoir trouvé là l’un de ses derniers refuges. Luc Baboulet tente donc de l’y débusquer, en interrogeant les limites du mouvement qui pousse de plus en plus de gens du monde de l’art, de l’architecture et de la « culture » en général, à partir en vacance, et à institutionnaliser ces situations de jachère. Au fil de ce long billet d’humeur s’esquisse un portrait du néo-visiteur en parfaite antithèse du poète pour qui, disait Baudelaire, « tout est vacant ».

Des yeux qui n’entendent pas…
Nicolas Frize
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Nicolas Frize mène depuis une quinzaine d’années sa recherche musicale sur plusieurs fronts : l’interprétation (avec des professionnels et des non-musiciens), l’instrumentation (pour laquelle il combine aux voix et aux instruments des objets détournés), et des interventions plus directement engagées dans l’espace public qui l’amènent à donner des concerts dans des lieux inattendus. Il revient ici sur certaines de ses expériences et, contestant la toute-puissance de la parole comme l’hégémonie de l’œil, qui régissent aujourd’hui tout un pan de notre vie sociale, plaide pour une écoute de la complexité du monde qui permette de construire sur lui un véritable point de vue.

Peindre dans le plan : le Paris de L’Anglaise et le Duc
Jean-Baptiste Marot
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Des Mémoires de Grace Elliott (Journal of my life during the French Révolution), dont L’Anglaise et le Duc est l’adaptation cinématographique, Éric Rohmer a écrit qu’ils nous donnent l’histoire « non seulement des épreuves d’une femme, mais de son regard, dont le point d’émission dans l’espace et dans le temps est constamment précisé ». Pour traduire ce regard et situer l’action de son film dans le Paris de l’époque, le cinéaste a choisi de faire peindre des tableaux dans lesquels les scènes d’extérieurs ont été incrustées en post-production. Jean-Baptiste Marot, l’auteur des tableaux, évoque ici le travail de documentation et de composition qui a présidé a l’élaboration de ces « plans », et montre en l’occurrence comment l’anamnèse picturale et cinématographique a dû passer parfois par une anamorphose calculée du plan de la ville elle-même.

Édifier ou architecturer
Pierre Caye
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C’est à travers la reprise et l’interprétation du De architectura de Vitruve que la pensée architecturale humaniste et classique s’est largement construite. Le De re ædificatoria d’Alberti (1452) et le commentaire savant que donne Daniele Barbaro du traité vitruvien un siècle plus tard représentent à cet égard deux monuments théoriques majeurs. En comparant ici leurs desseins respectifs, Pierre Caye, exégète et traducteur de ces deux textes, y repère l’écart entre deux façons sensiblement opposées de concevoir l’architecture et son opération. Cette considération inactuelle a récemment paru dans les actes d’un colloque consacré à Alberti (Leon Battista Alberti, actes du congrès international de Paris, 10-15 avril 1995, Éditions Fr. Furlan, Turin-Paris, Nino Aragno editore & J. Vrin, 2000). Si nous la reprenons ici, assortie d’illustrations, c’est qu’elle nous paraît susceptible de faire réfléchir une audience plus large que celle des philologues et des historiens.

Jouir démocratiquement du temps
Jean-Philippe Antoine
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Le Culte moderne des monuments aura bientôt cent ans. À L’aube du XXe siècle, Aloïs Riegl tentait d’y faire le partage entre les différentes valeurs au nom desquelles nous instituons, chérissons et entretenons comme monuments certaines productions de l’art humain. À la lumière des évolutions qu’ont connues les notions d’art, d’histoire et de patrimoine, Jean-Philippe Antoine montre combien les thèses de ce livre important, et jusqu’à ses apories mêmes, en recommandent la lecture aujourd’hui. Cet article, qui développe l’argument de deux conférences données au séminaire « Temps, territoire et architecture » de l’École d’architecture de Marne-la-Vallée, fait partie d’une collection d’essais de l’auteur : Six rhapsodies froides sur le lieu, l’image et le souvenir, Desclée de Brouwer, 2002.

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