n°10

Description

Date de publication: 2005
Éditorial
Sébastien Marot
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Deux sortes de temps travaillent les édifices, et les mettent à l’épreuve: d’un côté le temps des choses, celui de l’usure, de la patine et de la ruine, de l’autre le temps des gens, celui des usages, des goûts et des façons de vivre. Tandis que le premier, plus ou moins prévisible, désagrège lentement les bâtiments, qu’il faut entretenir, réparer, restaurer voire reconstruire, le second, souvent plus volatil, plus capricieux, menace tout aussi certainement de caducité et d’obsolescence des édifices que l’on adapte, transforme et « dénature ». S’il est sans doute un peu caricatural de dire que l’architecture « classique » (au sens commun du terme) se préoccupait surtout des moyens de résister au temps des choses, afin d’instituer la durée et la pérennité, on peut en revanche affirmer que l’architecture d’aujourd’hui est plutôt hantée par le temps des gens. Là où elle ouvrait des parenthèses dans l’inertie du monde, et affrétait ses bâtiments pour traverser siècles et saisons, elle paraît surtout soucieuse, à présent, de se laisser traverser par une révolution permanente qu’elle se vanterait presque de ne pouvoir ni suspendre ni canaliser. Seulement voilà: comment s’accommoder de ce qui n’est pas encore ? Comment collaborer avec l’instable et l’incertain ? Comment accueillir, comment stimuler le possible et l’imprévisible ? Ces questions, déjà lancinantes, et qui ont aujourd’hui contaminé tous les registres (programmatique, constructif, esthétique) du débat architectural et urbanistique, méritent d’être instruites par l’histoire déjà passablement longue des bâtiments qu’elles ont inspirés. Les visites qui ouvrent ce numéro, consacrées au gratte-ciel d’Edouard Albert à Paris et à l’orphelinat d’Aldo van Eyck à Amsterdam (tous deux construits en 1960, mais dont l’un est en voie de patrimonialisation tandis que l’autre a déjà été deux fois « détourné ») peuvent être considérées comme deux modestes contributions à la jurisprudence de cet « art d’espérer ».

Les bâtiments hospitaliers, eux, comme un certain nombre d’autres équipements ultratechniques, ne sont pas vraiment conçus pour favoriser l’événement et l’imprévu, mais plutôt pour les contrôler, les retarder, voire les éviter tout à fait. Aussi font-ils assez peu de place, stricto sensu, aux affects liés à la mort, à sa veille comme à son anticipation. Expédiés en bout de chaîne dans des locaux qui font comme si de rien n’était, les adieux et les prières s’y font à la dérobée. La visite de deux réalisations récentes où l’art contemporain prétend opérer une sorte de relève du religieux (ou de synthèse des religions), et se poser en véhicule du recueillement, soulève un problème qui interroge gravement, lui aussi, les ressources et les promesses de l’architecture aujourd’hui.

Mais les potentialités des bâtiments et des « dispositifs » dépendent largement des situations qu’ils occupent dans l’espace et dans le temps, et par conséquent du capital génétique des territoires qui les produisent, et qu’à leur tour ils traduisent ou surmontent. D’où l’intérêt du visiteur pour l’exploration généalogique des paysages, en particulier suburbains, que nos sociétés fabriquent et modifient. Dans le texte qu’elle consacre à l’auscultation de son Brabant natal, Bénédicte Grosjean montre que les phénomènes prétendument inédits de la « ville diffuse » ou de l’exurbia ne sont pas les orphelins que l’on croit, et qu’à condition de se décaler un peu des perspectives et des polarisations induites par l’histoire urbaine classique, on peut leur découvrir, çà et là, quelques générations d’ancêtres. Son analyse ouvre ainsi la question de savoir comment l’architecture pourrait habiter et connecter les différents étages de cette suburbanité.

Nous donnons enfin la seconde et dernière partie de l’essai de Guillaume Monsaingeon sur Vauban, centrée, elle, sur l’œuvre de statisticien et de fiscaliste que l’ingénieur militaire tira de son expérience extraordinaire de « visiteur de places ». On s’étonnera peut-être de voir cette mathématique du territoire et les instruments d’une représentation homogène de « l’assiette », mûrir ainsi dans une tête ballotée par le caillou des chemins et des patois. La rationalité pratique venait alors éclairer, mesurer et comme infuser l’épreuve concrète du divers et du particulier. Aujourd’hui, alors que ces instruments, ces normes et ces logiques ubiquitaires ont largement conformé les territoires, c’est peut-être du local, cet inconnu, qu’il faut aller s’instruire à nouveau.


L’aventure du premier gratte-ciel parisien
Rémi Rouyer
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La tour d’habitation de la rue Croulebarbe à Paris témoigne de l’engagement original de son concepteur Édouard Albert dans les débats de la fin des années cinquante. L’architecte tente d’intégrer l’immeuble de grande hauteur au paysage parisien et de mettre l’intelligence constructive au service d’un plan flexible qui bouscule la culture du logement collectif. Le bâtiment fait aujourd’hui l’objet d’une procédure de réhabilitation qui soulève la question de la compatibilité entre son statut de patrimoine et sa vocation affichée à évoluer dans le temps.

Les mutations de l’orphelinat d’Aldo van Eyck
Alexandre Cocco et Éric Foulon
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Que nous évoque aujourd’hui l’orphelinat d’Aldo van Eyck à Amsterdam ? Une série de clichés en noir et blanc pris en 1960, sur lesquels le temps semble arrêté ? Un « classique » moderne dont traînent, dans tous les livres d’histoire de l’architecture, le plan et une photo aérienne où le bâtiment ressemble à sa propre maquette ? À la faveur d’une incursion dans l’ex-orphelinat, cet article revient sur son histoire et son destin d’« œuvre ouverte » pour tenter de confronter l’une et l’autre au rêve de van Eyck – celui d’une architecture « durable » car infiniment accueillante à des usages multiples et changeants.

L’art, la mort et l’hôpital
Isabelle Genyk
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La religion a longtemps été un opérateur majeur de la synthèse des arts, au point que l’émancipation de ces derniers à l’égard de la première a pu être décrite comme une véritable mutation d’espèce. Étrangement, c’est désormais à l’art contemporain (universel par définition), plutôt qu’à l’architecture, que nos sociétés laïques demandent d’assumer la synthèse des religions (voire leur relève) lorsqu’il s’agit de concevoir des espaces liés à la spiritualité. La visite de deux aménagements artistiques récents en milieu hospitalier est ici l’occasion de réfléchir sur le sens de ce phénomène.

Généalogie urbaine d’un village du Brabant

Pour une histoire diffuse de la grande ville

Bénédicte Grosjean
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Il n’existe pas vraiment de généalogie de la « ville diffuse », ses historiographes la considérant volontiers comme une étape ou comme une mutation, la dernière en date, dans l’histoire de la ville. En se penchant sur le cas d’une petite commune du Brabant, typique d’un vaste territoire des environs de Bruxelles, Bénédicte Grosjean montre que le phénomène est bien antérieur à la notion, et découvre aux dernières formes de la ville diffuse, là où celles-ci atterrissent, plusieurs générations d’ancêtres.

Les voyages de Vauban : II, le territoire pensé
Guillaume Monsaingeon
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Après avoir campé à la fois l’arrière-plan, les instruments et le style particulier des voyages incessants par lesquels Vauban se porta aux frontières de la France d’Ancien Régime, et plongé nos lecteurs dans la prose nette et concrète du pays visité, Guillaume Monsaingeon s’attache ici à situer l’œuvre économique et politique que l’ingénieur tira peu à peu de cette expérience en la dématérialisant et en combinant les outils d’une véritable mathématique du territoire. À la visite et au dessin des limites succèdent la connaissance de l’échiquier, de ses ressources, de ses hommes, et la « représentation » de la nation.

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