n°1

Description

Date de publication: 1996
Éditorial
Sébastien Marot
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Le lecteur a entre les mains le premier numéro d’une revue destinée à paraître assez régulièrement, d’abord sur un rythme trimestriel. Méditée depuis quelque temps déjà, elle entend pour l’essentiel répondre à un programme critique que nous allons commencer par dire.

Les opérations d’architecture, d’urbanisme, d’infrastructure ou de paysage, ne sont pas des productions comme les autres. Leurs produits, qui sont généralement « immeubles », se confondent avec l’espace ou le lieu particulier qu’ils occupent, qu’ils modèlent ou qu’ils modifient. Situées par définition, ces opérations produisent à leur tour des sites et des situations. Une situation n’est pas un objet, mais un moment de territoire articulé à d’autres, un moment du monde. L’expérience courante qui lui correspond n’est pas vraiment la contemplation, mais plutôt l’habitation, c’est-à-dire l’usage sous toutes ses formes, qui implique une perception distraite. Quand cette expérience se fait active et intentionnelle, elle devient visite, promenade, voyage.

La revue que nous proposons est fondée sur l’idée qu’une expérience active du territoire doit conduire à de nouvelles descriptions et à de nouveaux tableaux, à des témoignages critiques qui permettront de renouveler la conscience que nous avons du monde alentour et du sens de toutes ces opérations. Son ambition est de devenir un Moniteur des situations construites.

LES TERRITOIRES À L’ÉPREUVE

On a beaucoup entendu et on entend toujours beaucoup dire que la ville est perdue, que l’urbanité s’envole, chassée par le transport, la société de masse ou le spectacle. Quelle que puisse être la clairvoyance des analyses qui viennent l’étayer, cette manière a souvent l’odeur de l’inurbanité qu’elle croit déplorer. On oublie que la ville n’est pas seulement un état mais aussi, et peut-être surtout, un plaisant effort, une vertu. L’importance d’une ville ne se mesure-t-elle pas largement à l’intérêt des conversations que l’on peut y avoir, c’est-à-dire au nombre et à la qualité des témoins qui l’habitent ou la traversent, à la quantité des gens qui se « rendent compte » ? Le visiteur voudrait être un instrument à l’usage de ces gens-là.

Nous pensons d’une part que les territoires contemporains – urbains, suburbains, ruraux – demandent à être décrits, reconnus localement, relevés, et d’autre part que l’écriture gagnerait à sortir de chez elle et de la complaisance où elle a pu parfois s’engourdir. Nous souhaitons que Le visiteur aide à faire converger la littérature et la critique avec une pratique active du tourisme, notamment à domicile. Du tableau au récit, du reportage au journal de route, des Carnets du grand chemin au Voyage autour de ma chambre, nous tâcherons de susciter et de publier des descriptions locales qui rendent compte des paysages que notre monde produit ou défait, pour aider à mieux les regarder, mieux les comprendre, mieux saisir enfin les raisons de leur ménagement ou de leurs transformations.

CRITIQUE DES SITUATIONS CONSTRUITES

Notre intention centrale est de livrer effectivement une critique des situations qui sont produites et transformées par les opérations contemporaines d’architecture, d’urbanisme, d’équipement, de paysage et d’aménagement. Nous entendons par là une critique qui ne soit pas seulement focalisée sur les œuvres ni sur les questions propres aux maîtrises d’œuvre, mais qui d’une part s’élargisse aux tenants de la commande, aux politiques, stratégies et programmes des maîtrises d’ouvrage, et qui de l’autre s’attache à décrire et mesurer les effets de ces opérations sur les usages et sur le paysage. Une critique qui s’intéresserait à ce qui est préoccupant au lieu de ne se préoccuper, comme beaucoup, que de ce qui est « intéressant ». Une critique dont l’initiative serait au critique et non à la commande ou à une prétendue « actualité ». Enfin, une critique qui sortirait plutôt que d’aller donner son avis sur « ce qui sort » là où elle est formellement conviée.

Une situation, c’est une certaine configuration dans l’espace et dans le temps, par exemple « un arbre, un maire et une médiathèque ». Mais c’est aussi, sur l’échiquier des villes et du territoire, un moment dans la partie que le plaisir et l’attention livrent à l’indifférence, à l’ennui et au « c’est comme ça ». Par critique de situation, nous entendons donc un cadrage original – c’est-à-dire « trouvé » par le critique –, révélateur d’enjeux, et qui permette d’estimer des interventions actuelles ou possibles.

Traitant de sujets et de problèmes éminemment discutables, c’est-à-dire relevant du vraisemblable, Le visiteur voudrait simplement faire en sorte qu’ils soient effectivement discutés. Au-delà des spécialistes et professionnels, il s’adresse à tous ceux qui se préoccupent de comprendre les choses environnantes, qui font attention et qui pratiquent le monde en habitants actifs.

L’HISTOIRE REVISITÉE

Notre but, nous l’avons dit, ne sera pas d’abord de couvrir l’actualité, ce que plusieurs périodiques d’architecture, d’urbanisme ou de paysage font déjà, à la relative satisfaction de leurs lecteurs. Conformément à ce qu’indique l’idée de « revue », c’est à revoir que nous nous appliquerons surtout. À revoir ce que tout le monde a déjà vu, et à explorer ce à quoi l’on ne prête d’ordinaire qu’une attention distraite. Ce n’est souvent qu’après un certain temps d’observation et de réflexion que l’on peut commencer à tirer des leçons d’une opération. Si la critique s’appliquait plus régulièrement à revenir sur des réalisations achevées, plutôt qu’à concocter des analyses précipitées de plans à peine jugés, si elle s’attachait davantage à parcourir les territoires sur lesquels s’inscrivent tous ces gestes et qui sont façonnés par eux, si elle s’attachait à mesurer l’effet des opérations autant que leurs principes, elle ferait, nous semble-t-il, une œuvre utile et pédagogique.

Toutes les situations construites, susceptibles d’être aujourd’hui habitées, visitées ou traversées, sont actuelles, qu’elles fassent ou non l’objet de projets ou de politiques en cours. Les comprendre et les décrire, c’est notamment se déplacer dans leur épaisseur historique, révéler cette épaisseur. Sans être à proprement parler une revue historiographique, Le visiteur entend naturellement arpenter le champ de l’histoire, tant par intérêt en soi que pour éclairer des préoccupations contemporaines.

PÊLE-MÊLE

D’une manière générale, Le visiteur se donne pour mission de publier régulièrement le meilleur des matériaux accumulés depuis plusieurs années par la Tribune d’histoire et d’actualité de la Société française des architectes : études historiques, monographiques, critiques, mais aussi essais théoriques, articles de positions ou de points de vue, « courts traités », entretiens, etc. La seconde partie de la revue, thématique à l’inverse de la première, sera tout particulièrement consacrée à cette diffusion. À chaque fois, trois ou quatre textes tirés de ce fonds y seront rapprochés a posteriori pour instruire, de façon complémentaire ou contradictoire, un même débat.

Par ailleurs, nous donnerons des critiques argumentées de livres, articles, revues, films, émissions, cours, colloques ou conférences, et ce dans les mêmes conditions de liberté par rapport à l’actualité. Un livre qu’on lit encore est actuel. Un autre que l’on dépoussière chez le bouquiniste mérite peut-être de le redevenir.

Enfin, Le visiteur s’efforcera de publier des documents qui ne sont pas ou plus accessibles, et en particulier de traduire, en puisant par exemple dans le fonds, beaucoup trop négligé en France, des grandes publications étrangères.

ENVOI

Les différentes ambitions que nous venons de détailler constituent un programme assez conséquent pour que nous n’imposions pas en plus au Visiteur le devoir de présenter toujours une allure identique, fortement structurée et minutieusement rubriquée. Au-delà des principales préoccupations que nous avons manifestées et des directions critiques que nous avons indiquées, la cohérence thématique entre les différents textes ne nous paraît pas absolument souhaitable (sinon ponctuellement), pas plus que la cohérence doctrinale, chimère que nous n’avons pas l’esprit de regretter.

Le visiteur appartient à tous les critiques – professionnels ou spontanés – qui se montreront capables d’aller mettre à l’épreuve les représentations, souvent générales, pauvres et confuses, qui circulent couramment à propos des situations contemporaines.

Les textes, suggestions et critiques sont à adresser au Visiteur, SFA, 55, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris. La rédaction peut être jointe au (1) 45 48 53 10, ou sur place à l’occasion des conférences hebdomadaires des Tribunes.

NOTA : La liste de toutes les conférences données dans le cadre de la Tribune d’histoire et d’actualité depuis sa création en 1987 est jointe à ce premier numéro du Visiteur, ainsi qu’un index de toutes les personnes qui sont venues y apporter leur contribution au fil des ans. Nous saisissons ainsi l’occasion de remercier publiquement toutes celles et tous ceux qui ont accepté d’entrer dans cette conversation cumulative. C’est dans les feux croisés de leurs témoignages, et dans le sillage de murmures ou de questions qu’ils laissaient, que Le visiteur a pu naître. Nous espérons donc que la poursuite de ces échanges permettra aussi de l’améliorer.


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