n°5

Description

Date de publication: 2000
Éditorial
Sébastien Marot
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« Quiconque a un peu vu le milieu social qui est défini par la propriété spécialisée des choses culturelles, sait bien que tout le monde y méprise à peu près tout le monde, et que chacun y ennuie tous les autres. Mais c’est une condition non dissimulée de ce milieu, une constatation claire pour tous ; c’est même la première banalité que les individus s’y transmettent dans le premier moment de toute conversation. À quoi tient donc leur résignation ? Évidemment au fait qu’ils ne peuvent être porteurs d’un projet commun. Chacun reconnaît alors dans les autres sa propre insignifiance et son conditionnement : précisément, la démission qu’il a du souscrire lui-même pour participer à ce milieu séparé et a ses fins réglées. »
« L’Aventure », Internationale Situationniste,
numéro 5, décembre 1960, p. 3.

Le visiteur, qui aura cinq ans l’automne prochain, a été créé dans l’intention expresse de produire sur l’architecture, l’urbanisme et le paysage une réflexion critique fondée sur la visite, c’est à dire sur l’expérience active des situations construites. Une visite est un exercice d’attention appliqué à rendre compte d’un moment du monde, et à en produire une idée. C’est une réflexion située. « No ideas but in things », écrivait le poète William-Carlos Williams, « only the local is universal ». Le visiteur fait sienne cette profession de foi.

Les quatre textes qui ouvrent ce numéro, eux, la mettent en pratique. Centrés sur des réalisations et sur des lieux précis, tous développent des arguments que leurs auteurs sont allés construire ou éprouver « à pied d’œuvre ». Le premier est consacré aux deux écoles d’art et d’architecture que Bernard Tschumi a récemment livrées en France. La notoriété et les talents de propagandiste de cet architecte, joints au caractère prestigieux de deux commandes culturelles a priori « intéressantes », ont rendu ces bâtiments célèbres avant même d’être construits. Françoise Fromonot et David Leclerc sont donc allés examiner dans quelle mesure ces réalisations brillantes éclairent concrètement les situations qui les ont motivées et le discours qui les porte. Leur visite intéressera tous ceux qui pensent qu’une aventure architecturale ne se mesure pas seulement à la sophistication des intrigues théoriques qu’elle choisit d’explorer, mais aussi à ses conséquences tangibles. Peut-être le ton et l’argument paraîtront-ils excessivement nets à un public que les ellipses habituelles de la critique ont rendus hypersensible au plus inaudible des sous-entendus. Cette netteté ne procède pas de la conviction que la visite serait ipso-facto « objective » mais, au contraire, d’un effort pour faire en sorte que ce qui est discutable par nature soit effectivement discuté.

Le second texte, lui, nous emmène à Berlin pour une réflexion sur la manière dont l’architecture et l’art contemporains instruisent la mémoire des lieux et des événements. Décrivant plusieurs installations de Joseph Beuys aujour­d’hui réunies à la Hamburger Bahnhof, mais qui furent conçues dans des circonstances particulières comme les reliques d’expériences architecturales ou urbaines, Jean-Philippe Antoine met en cause un parti d’exposition qui gomme ces contingences essentielles au profit d’un « lissage » qui se retrouverait assez dans la façon dont la gare a été rénovée en musée.

À la différence de ces deux premières visites, les deux suivantes ne concernent pas le genre très prisé de l’édifice public mais portent sur des dispositifs techniques généralement considérés comme anti-urbains par principe et que les maîtres d’œuvre, de fait, investissent rarement. Penchés sur un carrefour giratoire des faubourgs de Toulouse et sur un fameux échangeur du périphérique parisien, Eric Alonzo et Antoine Viger-Kohler, plaidant chacun pour un changement d’optique, s’emploient à illustrer une approche constructive qui, au lieu de fuir ces standards, irait jusqu’à les surinvestir en programmes et en projets.

Aussi méconnu qu’il soit encore dans l’Europe non anglophone, John Brinckerhoff Jackson (1909-1996) n’est pas pour rien dans cette évolution du regard que nous portons sur les paysages engendrés par la route moderne. Toute la seconde partie de ce numéro rassemble des essais et des traductions qui voudraient inciter nos lecteurs à découvrir l’œuvre de cet observateur hors pair qui se proposait — en feignant d’énoncer là un programme modeste — d’aider ses étudiants à « devenir de bons touristes ». Le visiteur ne se fixe pas d’autre ambition.

Ce cinquième numéro est le premier à paraître en édition bilingue. Par ce moyen, nous entendons élargir non seulement le lectorat de la revue mais aussi son terrain d’aventure, et susciter des contributions partout où de nouveaux visiteurs se montreront habiles à témoigner des cultures et des projets qui fabriquent les milieux dans lesquels nous vivons. L’idée floue selon laquelle la révolution informationnelle et la globalisation, en déréalisant la notion de site, ôteraient à la visite une bonne part de son intérêt objectif, nous paraît hasardeuse. Nous pensons à l’inverse que ces phénomènes, dont l’incidence est bel et bien réelle, ne font que rendre l’expérience toujours plus nécessaire et plus passionnante. Le visiteur ne s’impose aucune cohérence doctrinale au delà de ce seul programme, déjà suffisamment ouvert et exigeant pour former une aventure commune, voire l’instrument d’un sens commun. Les propositions d’articles, les critiques et les demandes d’abonnement peuvent être adressées à la rédaction ou directement par mail à « sfarchi@club-internet.fr ».


Bernard Tschumi, pour quoi faire ?
Françoise Fromonot et David Leclerc
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Joseph Beuys « pour le présent »
Jean-Philippe Antoine
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Ceci n’est pas une place

Visite du rond-point de la Patte-d’Oie

Éric Alonzo
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Porte de Bagnolet
Antoine Viger-Kohler
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Le paysage, la Loi et l’habitude
Luc Baboulet
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J. B. Jackson et la géographie humaine

Les débuts de la revue Landscape

Jean-Marc Besse
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À l’école des paysages
John Brinckerhoff Jackson
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Comment étudier le paysage
John Brinckerhoff Jackson
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Le mot lui-même
John Brinckerhoff Jackson
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Idée et réalités du paysage
John Brinckerhoff Jackson
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Le paysage comme théâtre
John Brinckerhoff Jackson
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L’étoffe d’un sage
Marc Treib
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