n°22 Le beau et le laid

Description

Date de publication: 2017
Éditorial : Le beau et le laid
Karim Basbous
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L’architecture a commerce avec le beau, mais ce rapport s’est distendu avec le temps. La dimension esthétique au sens traditionnel du terme est-elle devenue marginale en architecture ? Rien n’est moins sûr, car le beau peut occuper l’esprit sans être pleinement assumé. Nous avons souhaité traiter cette question sous un jour nouveau, en nous intéressant au laid comme au beau. Ces deux notions entretiennent des rapports plus complexes que la simple antinomie (tout ce qui n’est pas beau n’est pas laid pour autant) ; chacune de ces deux notions habite notre quotidien, et l’on croit savoir si une chose est belle ou laide sans devoir préciser ce qu’on entend par là, ou ce que sont le beau et le laid.

À la fois savantes et communes, ces notions ont pu être utilisées différemment suivant les arts, où elles ont contribué à évaluer les œuvres. Mais nous ne savons pas toujours à quels savoirs, concepts ou principes on s’adosse lorsqu’on use de ces adjectifs, ni quelle relation au style, au goût, à la faculté de juger ces notions entretiennent. Plus qu’avec les objets eux-mêmes, elles ont à voir avec le regard que l’on porte sur eux et qui évolue sans cesse : l’histoire est riche de revirements par lesquels telle œuvre se voit déchue, tandis qu’une autre gagne peu à peu les faveurs du public ; ce fut le cas notamment de la tour Eiffel et du Centre Pompidou, que l’on a appris à aimer. Si on ne les trouve plus laids, les trouve-t-on beaux pour autant ? Peut-être le beau et le laid se mêlent-ils parfois désormais, et l’on peut se demander quelle place ont encore ces critères dans le jugement critique sur le monde bâti à ses multiples échelles, depuis le détail jusqu’au paysage, en passant par les quartiers et les villes.

Chacun de ces deux mots est chargé d’une longue histoire, elle-même faite de profondes mutations intellectuelles et sociales, et nous avons souhaité ici traiter aussi bien les appréciations passées et contemporaines du beau et du laid : ces deux notions résistent en effet à tout cantonnement historique. La beauté, qui a longtemps été un critère de la qualité architecturale, n’est plus guère mise au premier plan par les architectes. Ma contribution est consacrée à la gravité, dont le beau en architecture pourrait n’être considéré que comme une conséquence. Entendue dans les deux sens du terme, cette notion peut être considérée depuis l’Antiquité comme le « pourvoyeur de sens » de la forme architecturale : l’architecture peut-elle s’en défaire sans déchoir en une marchandise soumise aux aléas de la mode ?

La beauté a une histoire : de toutes les époques, la Renaissance est assurément celle où elle fut le plus théorisée ; la beauté y est d’abord canonique et s’y affirme comme « mesure », mais Yves Hersant montre comment est apparue au fil des siècles une autre forme de beauté, fugace, fragile et plus difficile à définir : la grâce, notion subtile dont le lecteur appréciera l’actualité. Du XVe au XXe siècle, le corps est le témoin le plus éloquent des transformations de la conception du beau en Occident. C’est à lui que s’intéresse Georges Vigarello qui examine dans son article les mutations du vêtement et des postures, qui sont une mise en scène de soi. Ce corps est celui-là même qui habite l’architecture, seul art à pouvoir concilier l’utile et le beau, voire l’utile et le sublime, comme l’examine Baldine Saint Girons qui étudie le rapport qu’entretiennent ces deux notions dans un article où la densité et la profusion des idées ouvrent de multiples pistes de réflexion. Cette question du rapport entre l’utile et le beau, souvent disputée, donnera lieu, entre les deux guerres, à une « querelle des modernes » : le lyrisme de Le Corbusier et le fonctionnalisme « strict » de ses détracteurs se sont opposés à l’occasion du projet du Mundaneum ; Guillemette Morel Journel retrace et commente cette joute intellectuelle qui confirme l’impossibilité de « ranger » Le Corbusier dans une école de pensée ou une famille idéologique.

Les débats de ce type entre architectes sont rares aujourd’hui. Le jugement trop immédiat – hier dans les journaux, aujourd’hui sur les écrans – ne peut discerner les grandes évolutions culturelles : seule une lente maturation intellectuelle parvient à intégrer les nouvelles représentations du beau. Bruno Reichlin médite la fonction non seulement du temps, mais aussi de la connaissance et de « la part de soi » dans le jugement esthétique de l’art et de l’architecture modernes. On peut se demander, d’ailleurs, si l’« étrangeté » actuelle de certains projets peut être considérée ou non comme une nouvelle forme du beau, en attente d’être assimilée. C’est la question que pose Bruno Marchand dans l’article qu’il consacre à l’œuvre de Valerio Olgiati, dont les curiosités structurelles défendent la possibilité d’une « région esthétique » à la lisière du beau et du laid, de l’ordre et du désordre. La contribution de Marie-José Mondzain est également consacrée à cette dichotomie, mais à travers la philosophie, la poésie et le cinéma, pour sonder l’énigme que recouvre l’événement exclamatif : « Que c’est beau ! »

Certains objets échappent à l’opposition des deux termes : la ruine, notamment, qui fascine – consciemment ou pas – le monde contemporain ; François-Frédéric Muller en explore les multiples significations par le biais d’une fiction qui éclaire le pouvoir des images aujourd’hui, dans un récit dont la forme est le territoire. Enfin, dans une réflexion magistrale sur l’état présent de la production bâtie, Franco Purini oppose la face sombre de la ville – largement représentée dans le cinéma et la littérature, et dont il montre la fascination qu’elle peut exercer – aux visions solaires et progressistes que les « maîtres modernes » ont défendues ; surmonter aujourd’hui la contradiction entre ces deux aspects de la ville appelle une culture du projet architectural et urbain encore inexistante, mais nécessaire : il nous la fait entrevoir.

La structure Dom-ino n’est ni belle ni laide ; elle installe un espace de liberté que Le Corbusier va explorer tout au long de sa carrière, pour réinventer à chaque projet de maison un ordre inédit entre la structure et l’espace. Olivier Gahinet nous fait voir le fil d’Ariane qui les relie, et la manière dont l’architecte a regardé son propre travail pour projeter. À la lecture de cet article, les « familles » de projets qu’identifient les historiens deviennent les « chapitres » d’un récit dont la suite demeure à écrire, ou plutôt à dessiner.


Nouvelle jeunesse de la ruine
François-Frédéric Muller
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L’architecture sans gravité
Karim Basbous
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La ville du bien et la ville du mal, ou du beau et du laid
Franco Purini
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Un tas d’ordures assemblées au hasard : le plus bel ordre du monde
Marie-José Mondzain
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Y a-t-il un sublime de l’utile ? Les pouvoirs de l’architecture et la minute du sublime
Baldine Saint Girons
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Du beau au gracieux
Yves Hersant
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Les transformations du corps et de la beauté
Georges Vigarello
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Beauté et modernité – A propos d’une controverse entre architectes « modernes »
Guillemette Morel Journel
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Méfions-nous du beau
Bruno Reichlin
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L’étrange, à la lisière entre le beau et le laid
Bruno Marchand
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Regarder voir
Olivier Gahinet
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