n°25 L’architecture en représentations

Description

Date de publication: 2020
Éditorial : L’architecture en représentations
Karim Basbous
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Il existe un point commun entre l’efficacité d’un croquis, l’effet que produit un bâtiment et une peinture : il y est chaque fois question de représentation. Mais de quoi donc ? Telle est la question qui a inspiré ce numéro du Visiteur, où l’on s’est intéressé aux multiples aspects de la représentation auxquels l’architecture s’expose : en premier lieu, le travail de conception qui mobilise dessins, diagrammes et maquettes ; en deuxième lieu, la capacité des bâtiments à porter des symboles, des idées ou des principes. Enfin, la manière dont le monde bâti s’expose à son tour à la représentation dans la peinture, le cinéma, ou aujourd’hui Instagram dont le succès révèle un appétit universel immodéré pour la prise de vue, à tel point que la découverte d’un lieu s’en passe désormais rarement. Élargir la question de la représentation à l’ensemble des arts et de leur dialogue ouvre une quête sans fin, pour laquelle les articles qui suivent posent quelques jalons.

Nous avons hérité d’une culture du projet architectural, autour d’une idée du plan, de la coupe et de la maquette. Cette culture a instauré un temps propre à la pensée au travail, où le projet pouvait s’élaborer à une certaine distance du chantier et de ses pragmatismes. Cette culture appartient-elle au passé ? Comment l’entretenir et la renouveler dans un contexte de production marqué par des techniques de représentation et de coordination en temps réel ? Comment les logiciels ont-ils transformé notre capacité de concevoir et de produire ? La maquette numérique conduit-elle au démantèlement progressif du savoir de l’architecte, ou annonce-t-elle une nouvelle économie du travail de conception dont les conséquences restent à évaluer ? Cette culture est aussi le fruit d’une longue complicité entre les arts. L’architecture et la peinture se sont souvent représentées l’une l’autre, ouvrant un imaginaire dont Jacques Rancière explore certaines dimensions, sur un registre qui s’étend des paysages imaginaires du Lorrain aux projets de Koolhaas, en passant par Constant, Appia, El Lissitzky et Mies. Rancière met en relation les œuvres d’une manière qui n’appartient qu’à lui, en pratiquant l’art de la « promenade sérieuse » dans le savoir, qui le fait s’intéresser notamment aux jardins anglais. S’il est un art qui joue avec les représentations et les signes, c’est bien celui des jardins, et Denis Ribouillault, dans son article, en scrute les ressorts conceptuels dans un vaste panorama qui court de l’Antiquité au xixe siècle.

Jean-François Chevrier se penche sur deux notions qui ont fortement marqué l’art – l’énigme et l’analogie – et que l’on retrouve aussi bien chez Tatline, Rossi ou Duchamp. Il en étudie les occurrences et s’interroge sur ces deux concepts qui, dans les œuvres où ils sont en jeu, offrent par la représentation un savoir dont le sens se dérobe aussitôt qu’il est énoncé. L’analogie, d’ailleurs, peut exposer l’architecture à des impasses lorsqu’elle est considérée de manière littérale, ou lorsqu’un bâtiment se contente du statut d’objet. Les architectes qui se fourvoient dans de telles impasses méconnaissent l’expérience immersive propre à l’architecture, dont Frédéric Vengeon interroge les différents aspects.

À l’heure où la représentation en politique est en crise, la représentation par l’architecture et la ville l’est-elle également ? Que signifient désormais nos monuments ? C’est en explorant les origines de ce dont les bâtiments sont la représentation que j’ai tenté de comprendre, à travers ces deux motifs que sont la grandeur et le luxe, le pouvoir de l’architecture et les réactions qu’elle suscite.

La représentation d’un bâtiment plusieurs siècles après sa destruction : voilà ce à quoi nous invite le monde antique, lorsqu’il ne reste plus que les textes pour nous faire une idée des maisons qui ne sont plus. Mireille Courrént évoque, représente et imagine sans images pour nous faire découvrir les fonctions de la maison romaine à travers ce qu’en ont dit Vitruve et Pline le Jeune.

Il est aussi question du rapport entre représentation et interprétation dans la contribution de Francesco Paolo Di Teodoro. Un problème de copie a laissé en suspens la signification de la troisième « vue » dans le traité de Vitruve : au plan (ichnographia) et à l’élévation (orthographia) s’ajoutent pour les uns la coupe – sciographia –, pour les autres la perspective – scænographia. La lettre de Raphaël à Léon X, qui marque un jalon important dans l’histoire du projet architectural, a ravivé un débat qui est loin d’être clos, car entre les partisans de la coupe et ceux de la perspective, l’idée que l’on se fait du projet architectural diffère en profondeur.

La perspective s’est imposée comme un paradigme en matière de représentation visuelle il y a plus de cinq siècles ; nous ignorons si les changements techniques contemporains auront le même effet, mais la question mérite d’être posée, comme le fait François Frédéric Muller en examinant les effets du casque de réalité virtuelle. Celui-ci annonce-t-il une rupture de même ampleur ? Le regard critique que pose l’auteur sur ces nouveaux outils est indispensable pour comprendre les mutations du travail de projet, aussi bien que l’évolution de la communication des promoteurs immobiliers.

Le sommaire de ce numéro compte également trois articles hors du thème directeur. La « machine à habiter », cette image par laquelle Le Corbusier désignait la maison, n’a cessé de provoquer les esprits. L’interprétation qu’en fait Pierre Caye prend le contre-pied des approches mécanistes et productivistes, afin de mettre en lumière la dimension profondément improductive en jeu dans cette formule.

L’architecture tout entière peut être vue comme une machine à transformer le temps et l’espace, ce que le Mouvement moderne a particulièrement bien mis en valeur. Sa fin était-elle programmée ? C’est la question que s’était posée la critique d’architecture Ada Louise Huxtable dans un article paru dans la New York Review of Books en 1981 : ce texte d’une grande lucidité, qui fait encore aujourd’hui écho, est ici traduit pour la première fois.

Enfin, pour mériter son nom, notre revue se doit de visiter des bâtiments : en architecture, ceux-ci demeurent la preuve par les faits de la valeur des idées. Olivier Gahinet s’appuie sur une maison de Nicolás Campodonico pour esquisser une théorie (et une histoire) du projet architectural comme on en entreprend désormais peu.

 

 

 

 

 


Architectures déplacées
Jacques Rancière
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Énigme et analogie
Jean-François Chevrier
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Luxe ou grandeur
Karim Basbous
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Une maison devant le monde : représentations romaines de l’architecture privée
Mireille Courrént
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Raphaël et la Lettre à Léon X. Dessiner comme les anciens Romains
Francesco Paolo Di Teodoro
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L’architecture au jardin : de la représentation à la transfiguration
Denis Ribouillault
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L’opération de l’édifice
L’architecture classique à l’épreuve de la représentation
Frédéric Vengeon
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Le réel, c’est le virtuel en moins propre
François Frédéric Muller
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Machine d’architecture
Économie, temps, force
Pierre Caye
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L’architecture moderne est-elle morte ?
Ada Louise Huxtable
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La maison qui regardait à l’intérieur
(sur un projet de Nicolás Campodonico)
Olivier Gahinet
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