n°27 La cité au XXIe siècle

Description

Date de publication: 2022
Éditorial : La cité au XXIe siècle
Karim Basbous
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Depuis la polis, fondatrice des sociétés occidentales, l’ordre politique et l’ordre urbain ont marché d’un même pas, l’un s’arrimant aux institutions et à leur prestige, l’autre aux lieux qui représentent ou accueillent la collectivité. Aujourd’hui, la crise de la démocratie représentative nous conduit souvent à convoquer la notion de cité, comme s’il fallait rappeler les origines de nos civilisations pour en conjurer les dérives. Qu’en reste-t-il à l’heure de l’internet, de la mondialisation, d’une privatisation croissante des services publics, de la finance décentralisée et de la surveillance numérique ? De quelle citoyenneté avons-nous pris le chemin, à notre insu, en laissant s’installer progressivement de nouvelles habitudes, où les techniques facilitent la commande d’une course qui sera livrée en un temps record, au prix d’une profonde remise en question des équilibres sociaux, écologiques et économiques ? Quel projet de société peut rassembler les habitants des métropoles surpeuplées, ou ceux dont l’environnement n’est autre que le lotissement pavillonnaire et le centre commercial ? Quel horizon se profile derrière la progression du télétravail et des visioconférences ? Née avec le débat public dans l’agora, la cité est-elle encore attachée à l’idée d’un lieu représentatif de la démocratie et du dialogue qui en fait la vitalité ? Quelques mois avant la crise du Covid-19, le rond-point était devenu la tribune d’où était lancé un appel à reconstruire un lien social ; la réponse se fait attendre. N’est-ce pas précisément l’espace public pour la parole qui fait défaut dans la plupart des projets de villes imaginés depuis le xxe siècle, qu’ils soient progressistes ou historicistes ? Les visions des modernes, notamment Broadacre City ou le plan Voisin, mais aussi les tentatives postmodernes comme Euralille, les réactions passéistes du New Urbanism et, plus récemment, le libéralisme débridé des nouveaux quartiers aux allures de catalogues, ont tous un point commun : il y manque quelque chose qui fait le citoyen. De quelle réalité politique et sociale ce manque est-il le symptôme ?

Ces questions sont à l’origine de ce numéro du Visiteur, qui s’ouvre sous l’angle du droit, pour mettre en lumière le ferment des institutions. L’espace de la parole est précisément au cœur de la réflexion d’Alain Supiot, qui intègre le statut de l’individu, le rôle des systèmes symboliques, la place du politique et des puissances économiques, dans un vaste panorama qui s’étend de l’agora hellénique aux réseaux sociaux. La loi ne suffit pas pour conjurer la violence qui infiltre les sociétés, mais c’est à partir du droit que l’on peut monter la garde et soumettre, comme on l’a fait à chaque époque, l’ordre du monde à l’esprit critique. À sa manière, Étienne Barilier s’intéresse également à l’association des constructions politiques et des constructions de pierre, à travers le bel exemple du campus de l’université de Virginie conçu par Thomas Jefferson : l’auteur en tire une méditation sur la notion – quelque peu oubliée aujourd’hui – d’idéalité, que la peinture et l’architecture ont longtemps mis en avant avec des représentations qui ont marqué l’histoire de l’art. Deux philosophes interrogent la cité au xxie siècle. Partant d’un constat sur la ville sans cité, Nadia Tazi met en lumière le démantèlement du temps par lequel les pays du Sud et ceux du Nord vivent, de manière différente, un présent éclaté. Constatant la raréfaction et l’affaiblissement des lieux au cours d’une mondialisation qui a transformé la ville contemporaine et son statut, Pierre Caye montre en quoi leur durabilité ne saurait dépendre uniquement de l’intelligence artificielle et des smart cities, mais reste encore et toujours l’affaire du projet.

Deux cas emblématiques de ce que deviennent les cités du Proche-Orient occupent ce sommaire. À Beyrouth, le paysage politique et le paysage urbain se confondent dans un bâtiment au destin aussi singulier que la forme, une ancienne salle de cinéma à la silhouette ovoïde, offerte en plein centre ; Stefano Corbo décrit ce dont cet « objet trouvé » de la cité levantine est aujourd’hui le symbole. À Abou Dabi, le « Louvre » cristallise une réalité politique et sociale peu connue, qu’Alexandre Kazerouni dévoile derrière la façade des discours et des projets. Ces auteurs ont déplacé le point de vue sur le plan géographique et culturel ; Laure Ribeiro, elle, le fait au sein même de nos sociétés, en se tournant vers ceux que la cité a rarement accueillis : les enfants. Leur cantonnement progressif au cours des dernières décennies a contribué à produire un espace public segmenté, reflet d’une société encline à sacrifier la liberté des petits pour déresponsabiliser les grands, abandonnant progressivement l’espace commun de la cohabitation spontanée qu’ont connu nos aînés. Au fil des siècles, la cité s’est disjointe de la ville : celle-ci s’est dissoute et s’est disloquée, faisant place à un territoire aux limites incertaines, à des formes et des qualités sans précédent. Nathalie Roseau dessine la carte de cette réalité et dresse l’inventaire des concepts et des notions qui ont émergé pour la définir, avant d’explorer la distance qui sépare, en urbanisme, ce qui se fait et ce qui se dit.

Notre rubrique « Variété » propose la traduction inédite d’un texte d’Yve-Alain Bois démêlant les enjeux esthétiques autour du cubisme, afin d’arbitrer sur ce qui appartient à la peinture et ce qui revient à l’architecture. Ce numéro se clôt avec un petit texte ayant pour objet de grands thèmes : en expliquant ce qui a inspiré deux séries de dessins, Franco Purini se livre à une spéculation sur l’espace architectural, et nous redonne en quelques lignes le goût de la théorie.

 


Le crédit de la parole
Alain Supiot
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La machine des machines
Pierre Caye
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Trouble dans le temps
Nadia Tazi
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La Cité de Jefferson
Etienne Barilier
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Les cicatrices de la ville
Stefano Corbo
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La cité miroir. Autoritarisme, architecture et urbanisme à Abou Dabi dans la mondialisation de l’après-guerre froide
Alexandre Kazerouni
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Pour une cité joyeuse
Laure Ribeiro
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De l’énoncé au projet. Les mots de la ville territoire
Nathalie Roseau
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Cubistique, cubique et cubiste
Yves Alain Bois
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