Description
Date de publication: 2004
Éditorial
Sébastien Marot
Fermer X« En un mot c’est un pénible métier que celui de visiteur de place à qui veut bien faire son devoir. » La phrase n’est pas de nous, mais de Vauban, et si « pénible » n’est sans doute pas le mot qui nous viendrait immédiatement à l’esprit, c’est que nous ne voyageons pas aussi souvent que lui, et que nos visites, à la différence des siennes, ne sont commandées par personne. Il n’empêche que ce métier de visiteur « si l’on veut bien faire son devoir » n’est rien moins qu’une sinécure par les temps qui courent, ne serait-ce que parce qu’il faut, justement, résister à cette course, remonter les déluges de signes qui ne cessent de nous emmener « voir ailleurs si j’y suis », et sur lesquels les sémionautes professionnels ne surfent que parce que c’est encore la chose la plus facile à faire. À l’époque de Vauban, l’espace avait encore cette rugosité, cette épaisseur, cette inertie que le mouvement, comme la langue, s’efforçait de résoudre ou de surmonter. C’est dans la boue et dans la poussière que se conquérait la mathématique du territoire, et la prose des bâtisseurs, comme celle des voyageurs, ne s’enlevait clairement que parce qu’elle était comme lestée par cette expérience. Aujourd’hui, l’aventure semble avoir changé de camp. Dans un monde qui fait des phrases tout seul, c’est le sur-place qui est devenu l’exception, tout comme la patience et la pondération qui sont nécessaires pour s’immerger et pour gagner par là un peu de profondeur. Si nous aimons nous abîmer ainsi dans quelques situations choisies, c’est qu’il n’y a pas d’autre moyen de décrire la façon dont les logiques et les idéologies territoriales se superposent ou se combinent, tels des courants sous-marins, pour fabriquer les paysages que nous fréquentons. Et parce qu’il faut bien en passer par là si l’on veut imaginer comment, éventuellement, nous pourrions jouer autrement de ces forces et de ces idées.
Les trois visites que l’on trouvera réunies dans ce numéro explorent des situations qui pourraient s’aligner sur une coupe idéale à travers le territoire français : d’un haut lieu parisien jusqu’à une ex-frontière militaire en passant par une bourgade « rurbaine ». Dans chaque cas, c’est d’une mutation, plus ou moins achevée ou encore pendante, qu’il s’agit: des constructions anciennes, témoignant d’économies particulières (un palais d’expositions, des champs, une ligne de fortifications), sont investies par d’autres économies, usages ou représentations (un « site de création contemporaine », des lotissements, un musée latent). Et à chaque fois, c’est le rapport entre les unes et les autres qui nous intéressera plus particulièrement: aussi bien la façon dont le Site hérite du Palais de Tokyo comme d’une friche, en choisissant de camper dans la transition même, dans le chantier, que les processus et les stratégies foncières à travers lesquels l’économie pavillonnaire évince purement et simplement un substrat rural qui ne sait plus lui résister, et avec qui personne ne songe à passer le nouveau contrat qui s’impose. Quant à la ligne Maginot, invraisemblable monument enfoui dans la mémoire collective et dans le paysage d’une frontière qui n’est déjà presque plus politique, elle ne perd rien pour attendre.
À côté de ces trois visites, nos lecteurs trouveront deux autres essais qui éclairent des arrière-plans assez méconnus dans les carrières respectives de deux bâtisseurs exceptionnels. On sait que Le Corbusier s’est toujours plu à camper l’autodidacte génial, et les voyages, c’est-à-dire l’épreuve directe des villes, des constructions et des paysages, ont souvent été mis en avant, par lui-même et par ses historiographes, comme ayant joué un rôle central dans cette autoformation. Sans nécessairement contester cette vision des choses, Marie-Jeanne Dumont montre comment le self-made architect n’en fut pas moins le disciple ardent de quelques maîtres (un designer, un esthète, un architecte et un peintre) qu’il eut surtout l’intelligence de choisir et de digérer. A l’inverse, les massives et impressionnantes places fortifiées que Vauban passa sa vie à concevoir sur tous les fronts d’un territoire en formation ont largement éclipsé non seulement l’extraordinaire expérience de « visiteur » d’un homme baladé en tout sens au gré de l’agenda stratégique (et qui tenait lui-même dur comme fer qu’on ne saurait rien concevoir sans connaissance parfaite du « site »), mais aussi l’œuvre de penseur et de réformateur qu’il a bâtie sur cette expérience. L’un des grands mérites de Guillaume Monsaingeon, dans un ample essai que nous publierons en deux livraisons, est donc de situer l’Ingénieur dans son paysage et, en nous plongeant dans sa correspondance de voyage, de nous faire découvrir non seulement un visiteur d’exception, mais l’un des auteurs du Grand Siècle.
L’économie de l’architecture
À propos de la rénovation du Palais de Tokyo