n°21 L’élan moderne

Description

Date de publication: 2016
Éditorial : L’élan moderne
Karim Basbous
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Pour Baudelaire, « la modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Les mots demeurent, leur signification évolue : il en va ainsi du qualificatif « moderne », dont on se demande ce qu’il signifie aujourd’hui en architecture. Le Mouvement moderne s’était emparé de cette notion pour nommer un ensemble de nouveautés architecturales qui marquaient une rupture avec les conventions. Qu’en est-il depuis ? Pourquoi et comment ce grand mot est-il presque devenu, pour beaucoup d’architectes, un gros mot ? Par quel retournement ce qui représentait le futur se retrouve-t-il désormais associé au passé ? L’élan moderne est-il un moment de l’histoire ou une dynamique intellectuelle susceptible d’être renouvelée ? C’est ce débat que nous avons voulu ouvrir. J’ai souhaité pour ma part m’intéresser à la modernité non comme un attribut de la forme bâtie, mais comme une posture mentale : celle par laquelle l’esprit s’offre une liberté inhabituelle et subversive, à l’opposé des « écoles » qui en institutionnalisent les inventions. Cette liberté, c’est celle aussi avec laquelle les cultures locales se sont entremêlées à l’aspiration universelle de la modernité ; Jean-Louis Cohen analyse dans son article cette tension et le riche croisement des interférences qui ont nourri la scène architecturale et éditoriale.

Nul thème ne semble caractériser davantage l’architecture moderne que la continuité spatiale du dedans au dehors ; pourtant, à y regarder de plus près, elle a été interprétée d’une manière très différente en Europe et aux États-Unis ; Gwenaël Clément explore les vertus de l’horizon californien et de sa mise en scène dans un « art du regard » dont les maisons de l’après-guerre ont été le terrain d’expérimentation privilégié. Ce faisant, il nous instruit aussi sur les correspondances – un thème éminemment moderne et baudelairien – entre l’architecture et tous les arts du cadre.

Pour Le Corbusier aussi, le paysage fut un acteur de premier ordre. Il en a fait une construction, une abstraction qui permet de rendre le contexte immédiat moins important que la chose lointaine : l’horizon et la course des astres. La confrontation du proche et du distant, qui s’opère par l’association incongrue d’échelles différentes et d’objets divers, dans les bâtiments comme dans les natures mortes, recèle des significations latentes. David Diamond les explore dans les dessins et sur les lieux mêmes – comme La Tourette – que nous n’avons pas fini de connaître.

Le sens de la limite s’applique à l’espace : il s’applique également au temps. Le projet architectural comme art de « tenir la distance », cet invariant dont Olivier Gahinet relève les signes à travers les siècles, est mis en cause depuis que la vitesse du changement s’impose : l’auteur propose de penser la question écologique avec des mots, mais aussi avec des figures – théoriques – où sont résolues à la fois les difficultés du paysage urbain actuel et l’économie du projet.

Philippe Potié explore ce que l’on pourrait appeler un inconscient de la modernité, à l’ombre de la technique et du calcul : les projets manifestes du XXe siècle affirment la puissance et l’éloquence des matériaux issus de l’industrie mais, malgré cette revendication positive du progrès, ils demeurent en prise avec un passé archaïque dominé par la nature et ses mythes. Cette archéologie des figures et des traces qui persistent sous les discours trouvera sa résonance dans le beau texte de Pierre Bergounioux qui met en perspective l’histoire de l’Europe à travers le prisme des systèmes productifs dont découle l’ordre social : il suffit à l’auteur de relever quelques faits signifiants – tels que l’invention du collier d’épaules – pour illustrer l’accélération de l’histoire au fil des siècles, et dresser le dur constat de l’état de notre civilisation.

Trace, récit, le moderne est d’abord un projet. Celui d’Auguste Perret pour le centre du Havre est d’une grande cohérence ; l’unité apparente de cette œuvre dissimule pourtant une profonde dichotomie : d’un côté, l’accueil enthousiaste par le public des inventions modernes dans l’espace domestique, et, de l’autre, le rejet par ce même public des principes urbains qui s’y rattachent ; Pierre Gencey analyse et commente l’impossible conciliation de ces deux regards sur un même objet, symptomatique de la relation que le « grand public » entretient avec la modernité depuis un siècle. Pascal Q. Hofstein, quant à lui, analyse un autre objet moderne « clivant », la tour :; l’auteur voit en celle-ci, avant tout, un terrain de recherche sur la ville, et identifie deux grands types de tours dans l’histoire. Il cherche à en comprendre les aspirations esthétiques et sociales, à y déceler les tensions entre les impératifs de rentabilité et les ambitions urbaines, avant d’esquisser un « troisième type », théorique et encore en chantier.

La lumière est un matériau pour l’architecte comme pour le réalisateur : sa métamorphose à travers les différents mouvements cinématographiques et architecturaux reflète l’idée que chacun de ces arts se fait de lui-même. Une certaine lumière moderne – que François Prodromidès qualifie d’« inquiétante » – participe d’une mise en scène où le corps en mouvement est comme un acteur captif. Après tout, les habitants ne sont-ils pas les « personnages » de l’architecture, de même que les personnages d’un film « habitent » l’écran ? De la villa Savoye à la lumière solaire de L’Inconnu du lac en passant par la modernité exhibée de Mon oncle, l’auteur nous offre une promenade architecturale dans le cinéma où chacun des arts semble éclaircir l’autre.

Cinquante ans après sa mort, Le Corbusier suscite des polémiques dont la vivacité semble trahir une inquiétude – encore une, mais ici d’une autre nature. Antoine Picon en recherche les causes inavouées : elles ne résident pas, selon lui, dans la modernité, mais dans la phobie de la modernité, symptôme d’un malaise contemporain.

L’inscription d’un projet dans l’espace urbain implique, de fait, une inscription dans le temps : à ce titre, les grands gestes modernes sont partagés dans leur rapport à l’existant – entre, d’un côté, la table rase et, de l’autre, la soumission aux cultures locales –, mais aussi dans l’idée qu’ils se font de l’achèvement d’un projet – ou de son inachèvement délibéré pour accueillir le futur. David Leatherbarrow s’attache à montrer de quelle manière certains projets modernes, loin de rompre avec les traditions, ont su en emprunter des éléments, mais à des fins autres, renouvelées. La modernité a remis en question ce que l’on pourrait appeler l’adresse de l’art. En partant de cette question qui a opposé Stéphane Mallarmé à Léon Tolstoï, François Chevrier interroge le rapport de l’œuvre artistique et architecturale au public, en s’appuyant sur la danse.

 

Le thème de ce numéro du Visiteur interroge une capacité à articuler le passé avec l’avenir : c’est aussi le rôle d’une revue qui cherche à faire vivre les textes. Sans verser dans la nostalgie, on peut considérer qu’il y eut un âge d’or des revues d’architecture, du temps où leur nombre et leur contenu participaient d’un grand débat théorique ; elles ont porté alors des articles qui ont fait date. «The Pavilion and the Court[1]», de Richard Padovan, en est un. Nous avons choisi d’en publier la traduction française pour mettre à disposition de tous la pensée de ce grand intellectuel de l’architecture : un de ceux, peu nombreux finalement, qui aident à comprendre et à faire. Il offre ici un regard profondément original sur l’hétérogénéité du Mouvement moderne à sa naissance.

Dans la partie monographique de ce numéro du Visiteur, nous avons voulu rendre hommage au travail d’une grande architecte dont la pensée passe, elle, essentiellement par le projet. Édith Girard a pris part à tous les grands « élans » de sa génération. Son œuvre construite est un vivier d’inventions qui n’avait pas encore fait l’objet d’une analyse systématique : ses projets livrent une partie de leurs sens sous la plume de deux compagnons de route d’Édith : Patrick Germe et Jean-Patrick Fortin qui, chacun, se sont attachés à un aspect de son œuvre.

Édith Girard a fait du logement social un art, et un art complet : un moyen de construire la ville avec des tracés, des échelles et une typologie savante offrant une « situation » digne de ce nom pour chaque appartement. Elle en a fait aussi un moyen de concilier des aspirations opposées, de réinterpréter les modèles historiques et d’ouvrir le territoire pour accueillir le futur : en cela, elle est au cœur de l’élan moderne.

 

[1] Publié dans The Architectural Review, vol. 170, n° 1018, Londres, décembre 1981.

 


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